Benjamin Siksou, c'est du jazz, du blues, du funk, de la soul ... ?

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Depuis des semaines la bataille fait rage : le style musical de BenJ, c'est quoi ?

Du jazz, comme le dit André Manoukian ?
Du blues, comme le sous-entend Manoeuvre ?
Du funk, ce qui expliquerait l'engouement de Sinclair pour BenJ ? De la soul ... ?

Depuis le départ, ma conviction est faite, et vous verrez qu'il ne s'agit pas réellement d'un pied de nez ... mais pour vous y conduire et vous amener à la partager (ou pas), mieux vaut commencer par rappeler quelques fondamentaux.

Au départ était ... Bach. Oui, ce bon vieux Jean-Sébastien Bach (1685-1750).
Comment, me direz-vous, cette musique remonte à si loin dans le temps ?
La certitude absolue, ressentie profondément comme une vérité révélée , je l'ai eue le jour où j'ai écouté pour la première fois Glenn Gould jouer les trois premières partitas de Bach. Son interprétation si particulière, et mon goût déjà affirmé pour le jazz, à tout le moins la musique rythmée, m'ont fait percevoir de façon immédiate les rapprochements saisissants qui unissaient Bach et le jazz en matière de contrepoint, au moyen duquel il imprime une ligne de basses marquant le rythme, ligne de basse toujours perceptible dans le flot de notes ininterrompu qui caractérise Bach.
C'est en se concentrant sur cette ligne de basses, à l'écoute, que l'on peut parfois entendre "swinguer" Bach, sur quelques mesures. Et c'est en se basant sur cette rythmique que les contemporains qui s'y sont essayés ont donné du swing à leurs arrangements jazz de Bach, en accentuant les temps faibles de la ligne de basse, et en passant les compositions en une mesure à 4 temps.

Certains compositeurs contemporains, clairement étiquetés jazzmen, comme Keith Jarrett, sont les héritiers directs de Bach. La plupart d'entre vous identifieront certainement son oeuvre la plus populaire, datant de 1975, "The Köln Concert". Elle présente une très grande proximité avec Bach.

Pour ceux de mes lecteurs qui ont également lu mon billet "A la recherche de l'univers de Benjamin Siksou", je rajouterai deux-trois petites digressions à propos de Keith Jarrett ... parce qu'elles ont un sens particulier pour qui se souvient des artistes cités par Benjamin, que ce soit dans ses influences, ou dans les textes de ses compositions : Keith Jarret est un multi-instrumentiste de génie (saxophone, flûte, percussions, guitare et tous types de claviers), mais il fut en particulier dans les années 70 le pianiste du groupe de Miles Davis. Il a joué avec Aldo Romano et Jan Garbarek. Il a été particulièrement remarqué pour ses interprétations de Chostakovitch. En 2004, il a reçu la "Leonie Sonning Music Award", distinction réservée aux musiciens classiques. Avant lui, seul Miles Davis l'avait eue, et le premier bénéficiaire en avait été ... Igor Stravinski !

Après Bach, quelques siècles plus tard, parut le blues.

Cette musique est née aux Etats-Unis, elle est issue des chants de travail des esclaves noirs dans les champs de coton, et des chants religieux qui s'en s'ont suivis, ceux que l'on appelle "gospels". 

Les plus anciennes formes du blues datent de la fin du XIXè siècle. Le blues est au départ une musique essentiellement communautaire, qui parle d'elle-même à elle-même. Elle commence à devenir populaire, par la diversification de ses interprètes, dans les années 30.

Mais c'est après la seconde guerre mondiale  que le blues prend son essor, avec notamment un artiste comme Muddy Waters, précurseur reconnu du rock 'n roll. Chuck Berry, Johnny Lee Hoocker, achèveront de populariser ce style. Ils lui permettront de traverser l'Atlantique afin qu'il s'y régénère, notamment en Grande-Bretagne, avec Jimmy Page et Eric Clapton, qui lui donnent une couleur pop et psychédélique. Aux Etats-Unis Janis Joplin, Jimmi Hendrix, prendront le relai.

Outre sa rythmique bien particulière (3 temps, dont seuls le 1er et le 3è sont fermement marqués), ce qui caractérise le blues, tant instrumentalement que vocalement, c'est le "vibrato", ou variation rapide de la hauteur de la note.

Le blues est généralement une musique mélancolique, qui au départ exprime la tristesse, les coups durs de la vie.
Les textes des chansons de blues sont souvent à double, voire triple degré. En effet, les noirs dans les plantations, n'avaient pas le droit de s'exprimer, ni dans la sphère du sexe, ni dans cette de la religion, ni dans celle des droits et des libertés. On a donc souvent des textes simples, avec des mots de tous les jours, mais qui peuvent avoir des significations tout autres.
Y a-t-il, de nos jours, des artistes français référencés comme chanteurs de blues ? Oui : Paul Personne, Patrick Verbeke, Bill Deraime, Benoît Blue Boy, pour citer les plus connus ... c'est quand même dire si le genre est assez confidentiel ...

Le blues a donné naissance dans les années 50-60 au rock'n roll, mais il avait auparavant, au début du 20è siècle, donné des racines à un genre nouveau : le jazz. Il n'est toutefois pas ses seules racines.

Le ragtime en est une autre branche. Le ragtime est en quelque sorte la continuation de la musique classique européenne (cf plus haut), mais elle est bizarrement syncopée, c'est-à-dire que les notes sont parfois jouées entre les temps principaux du rythme, créant un effet de décalage. Debussy, Satie et Stravinski s'en sont directement inspirés. Scott Joplin, au piano, est le compositeur le plus représentatif du ragtime.

Les "brass bands" naissent à la Nouvelle Orléans, ils sont la première expression de ce qu'on appelle le jazz. Les plus grands interprètes du jazz de la Nouvelle Orléans sont Sidney Bechet et Louis Armstrong.

Vient ensuite l'ère du "swing", avec des orchestres réunissant davantage d'instruments et faisant la part belle aux solistes (musiciens ou chanteurs) : Count Basie, Duke Ellington, Glenn Miller ... tous des musiciens qui ont interprété les compositions de George Gershwin notamment.

Les évolutions postérieures du jazz ne seront pas toutes appréciées : dans les années 40, le bebop est le terrain de jeu des virtuoses, comme Charlie Parker au saxophone, Thelonious Monk et Oscar Peterson au piano, Dizzy Gillespi à la trompette, Charlie Mingus, à la contrebasse et au piano, marqueront une rupture totale avec le style New Orleans.

La fin des années 50 et les années 60 feront entrer le jazz dans la modernité, et l'amèneront progressivement à plus de confidentialité, parce que davantage intellectualisé : c'est l'improvisation collective, la suppression de toute règle rythmique, c'est le free jazz, avec notamment John Coltrane. C'est à cette époque également que le jazz et le rock, tous deux héritiers du blues, finissent pas se rencontrer : son principal représentant est Miles Davis.

Le jazz subit également des évolutions liées aux brassages culturels qui réunissent autour de lui ses interprétes. C'est ainsi qu'on trouve du latin jazz, du jazz manouche , et du jazz klezmer, par exemple.
Benjamin a dit dans Le Parisien avoir été bercé par la musique yiddish et le klezmer. Le klezmer, avant d'être associé au jazz, est avant tout une musique traditionnelle juive d'Europe de l'Est, inspirée des musiques slaves et tziganes. Cette musique a accompagné les flux migratoires du peuple juif à travers l'Europe. Elle s'est enrichie des influences des pays qu'elle a trouvés sur sa route. Une fois l'Europe franchie, beaucoup de juifs ont traversé l'Atlantique, entre la fin du 19è siècle et les années 20. C'est en Amérique que le klezmer s'est uni au jazz, pour notre plus grand plaisir. La Shoah a entraîné la quasi disparition du klezmer en Europe, jusqu'à ce que, à partir des années 70, des artistes remettent cette musique au goût du jour. On assiste en France à une renaissance de ce genre par le biais notamment du jazz, avec divers interprètes et groupes comme David Krakauer, Ben Zimet, et mes copains des Gefilte Swing. Leur son est clairement proche du jazz New Orleans.

Pour en terminer avec le jazz, je reprendrai sa définition donnée par Travis Jackson : c'est une musique qui réunit
--> le swing, notion difficile à détourer, mais qui peut s'appréhender comme le moment de grâce durant lequel une sorte de transe unit les musiciens et les chanteurs autour de la musique en la faisant "décoller". C'est également ce qu'on appelle dans le funk le "groove"
--> l'improvisation, création d'une oeuvre musicale spontanée, réalisée grâce aux connaissances techniques et théoriques et de sa créativité et de son esthétisme
--> l'intéraction en groupe
--> le développement d'une empreinte vocale ou instrumentale propre à l'interprète
--> l'ouverture à toutes les évolutions possibles en matière de musique.

Parallèlement aux évolutions que connaît le jazz, et peut-être aussi en raison de ces évolutions, apparaissent deux autres styles de musique entre les années 50 et les années 70.

Je parlerai d'abord de la plus récente et la plus "typée", musicalement parlant, le funk.
Le funk, c'est : les instruments du rythme (batterie, basse, guitare) et une forte section de cuivres. Le funk, c'est Herbie Hancock, puis version psychédélique, Sly and The Family Stone, certains morceaux de James Brown, Kool and The Gang, et enfin Prince dans les années 80.

Mais bien plus importante à mes yeux est la soul, musique également d'origine afro-américaine.  C'est Ray Charles qui le premier parle de "soul". Mais l'interprète le plus emblématique des débuts de la soul est sans conteste Otis Redding, qui marque la volonté d'unir gospels et R&B.  Dans le fracas des années 50-60 aux Etats-Unis, ce sera aussi la musique de la contestation des noirs face à la suprématie blanche, la musique de l'opprimé contre son oppresseur. Après les fondations posées par Otis Redding, ou Donny Hathaway et Bill Withers viendra en particulier le génial James Brown, qui achèvera de donner ses lettres de noblesse et une pérennité incontestable à ce genre musical, avec des interprètes comme Aretha Franklin notamment.
Les années 70 seront celles de l'épanouissement d'interprètes et de créateurs qui feront encore évoluer le genre : Marvin Gaye, et, bien sûr, Stevie Wonder, celui-là même que Benjamin notait comme "Dieu" de la musique sur son yearbook de l'EA.
Les années 80 seront celles de Michael Jackson. Les dernières évolutions de la soul seront le R&B/hip-hop et enfin le nu soul, avec notamment Erykah Badu ou Lauryn Hill.

Voilà, le survol"théorique" de la question est terminé, il y aurait encore tant à dire, notamment sur les interprètes et les auteurs actuels. Et je n'ai pas parlé de Jan Garbarek et de Manu Katché, authentiques jazzmen européens ... une autre fois, peut-être ...

Mon propos était encore et toujours Benjamin Siksou. Restons-y !

Quelle conclusion ? de quel type de musique se rapproche-t-il le plus ? et, éventuellement, pourquoi ?

A mon sens, et cela recoupe ce que j'avais dit dans l'article précité, il est le fruit de toutes ces influences : "dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es" ... dis-moi ce que tu écoutes, je te dirai ce que tu es ...

Il a emprunté au blues  son ton rauque, son vibrato et sa mélancolie, ce qui le rend si proche d'un Muddy Waters; il lui apporte le côté psychédélique d'une Janis Joplin et d'un Jimi Hendrix;
Il a gardé du jazz les acquis culturels, historiques, religieux et intellectuels profonds qui forment une ossature; le jazz est le lien qui l'unit à la musique classique, qu'elle soit ancienne ou contemporaine; le jazz est aussi le pont qui le relie au rock : sans être un rockeur, il a tout pour être un "jazz-rockeur";
et surtout, surtout, il correspond parfaitement à la définition que Travis Jackson donne du jazz : swing, improvisation, totale harmonie avec les musiciens, empreinte vocale marquée, et ouverture à toute autre forme de musique susceptible de nourrir son art;
La gaîté, le rythme et la modernité du funk, parce que c'est une musique de son époque, qui lui est réellement contemporaine;
Et enfin, parce que l'on termine en général par le plus important, moi, j'ai pensé depuis longtemps, instinctivement, que Benjamin se rapprochait plus que tout de la soul. Il n'est qu'à voir le nombre de ses musiciens influents qui se rattachent  à cette catégorie pour en avoir une sorte de confirmation ...
A tel point que pour le qualifier, je parlais parfois de jazzman, parfois de bluesman, mais que j'étais allée vérifier si le terme "soul-man" existait ... comme la réponse était négative, je m'étais abstenue ... mais hier, m'exaspérant de ne pas trouver le terme qui me convenait, je le décrivais, en parlant de son dernier duo avec Cédric comme un "blues-soul man",  néologisme de mon crû qui reflétait enfin davantage mon impression.
Dorénavant, j'emploierai le terme "soul-man", un point c'est tout ! et qu'on ne vienne pas me dire que ça n'existe pas ... ça existe, puisque Benjamin Siksou l'a inventé !

Ensuite, tout le reste n'est pour moi que discussion autour de ses capacités ou de ses failles techniques, de ses atouts vocaux et de son feeling. Bien sûr il a peut-être trop de lacunes techniques pour être véritablement pour l'heure un grand jazzman, celui qui saurait à tous les coups, sublimer sa création en utilisant toutes ses ressources physiques. Pour cela, il lui faut encore travailler ses basses et surtout son souffle. Et peut-être également acquérir une meilleure connaissance de la théorie musicale ...
 Mais je crois fort dans les promesses qu'il nous a faites durant toutes ces semaines.
Je n'imagine pas qu'il puisse un seul instant gâcher son swing, son groove purement instinctifs qui, augmentés de travail, en feront un artiste de génie, j'en suis certaine.
Bien sûr il est introverti, on l'accuse parfois de "chanter pour lui-même", de ne pas s'ouvrir aux autres ... c'est parfois un peu vrai, notamment quand il est dans la mélancolie, dans la soul, dans le blues ... mais je dirais plus exactement qu'à mon sens, s'il ne parle pas à une masse, il établit un rapport interpersonnel avec chaque personne qui l'écoute en communion, d'intention et de pensée. Il s'ouvre, oui, mais de personne à personne, pas de personne à foule ou masse. Peut-être aussi parce qu'à ce moment-là il raconte vraiment une histoire.
Par contre, quand il est dans la joie, dans la création, il est tout ouverture au contraire ! Il n'est qu'à regarder à nouveau ses interprétations de New Soul, de Dance, de Kiss pour s'en convaincre.

Sources : Wikipédia, Jean-Christian Michel, ABC blues and soul ... et moi-même ...

Publié dans Musique

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E
Pour l'avis que tu ne partages pas, c'est pas grave, hein, t'inquiète !Mais bon, la musique, c'est une passion, Bach en particulier, au cas où ça ne se serait pas remarqué ... et le jazz, depuis toute petite, toutes les formes de jazz, sauf le free qui part trop dans des délires incompréhensibles par mon cerveau un peu trop cartésien ...Et puis on est toute une petite équipe à s'être attachés peu à peu à BenJ, alors on fouille un peu ...... et "le pire" reste à venir, tu verras le billet que je vais publier tout à l'heure ... !
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C
Et bé, quel billet, je suis sur le cul (même si je ne partage pas ton avis sur Benjamin Siksou)
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E
Il y en a un autre qui arrive, promis.
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E
merci pour tes papiers passionants sur BenJ
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E
Sarah, tu n'as pas tort, je te l'ai dit ... ! quoique pour moi, James Brown, certes, a chanté du funk ... mais je le classe, ainsi que tout le monde d'ailleurs, prioritairement, parmi les chanteurs de soul ... ! héhéhé ! Mais promis, j'essaierai de rattraper un peu ma légèreté sur le funk, surtout que c'est une musique que j'adore !
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