Grève du scalpel : les raisons de la colère

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Lorsque les libéraux se mettent en grève, quelle que soit la profession, ils rencontrent rarement les faveurs des médias et du public ... Avocats, médecins etc ..., à chaque fois ils en prennent pour leur grade : nantis, profiteurs des systèmes publics... les raisons de leur mécontentement sont rarement examinées dans leur globalité, et surtout sans référence à d'autres professions sensées être davantage exposées à la précarité.
Bien entendu, d'ailleurs, ce n'est pas de précarité qu'il s'agit généralement, ni de pouvoir d'achat, ni de risque de chômage, ni de passage sous le seuil de pauvreté ....
Pour autant, est-ce une raison pour refuser tout net d'examiner les raisons de leur mécontentement et retomber systématiquement dans les généralités susmentionnées ... ?

Après les avocats l'année dernière, ce sont les chirurgiens libéraux qui s'y collent cette semaine en déclenchant un mouvement assez peu suivi de grève des soins non urgents.
Pour preuve de mon propos précédent, dès l'annonce de ce mot d'ordre de grève lors d'une AG, Libération, avec un titre qui se voulait drôle sans doute ("Chirurgiens remontés à bloc") , inaugurait la séance de flinguage en règle avec un monceau de poncifs alignés comme les perles d'un collier de nouilles : ces carabins ne savent pas se tenir, ils se croient toujours en salle de garde, ils vannent gras, ne sont pas chics et sont provinciaux ... Et le journal de mettre en avant la confrérie des chirurgiens plasticiens ... ceux qui, au regard de la santé publique et de ses impératifs comme au regard de leurs tarifs, n'inspirent que très rarement la compassion ... se gardant bien de parler des autres pans de la chirurgie, et surtout, surtout, des raisons de ce mouvement de grogne.
Comment peut-on décider qu'on ne partage pas les idées ou les revendications d'un groupe si on ne prend même pas la peine de les connaître ? ça me dépassera toujours !

En 30 ans les honoraires des actes techniques n'ont été réévalués que de 5 à 10% selon les actes, et toujours au titre de rattrapage. Pourtant, en 30 ans, les conditions d'exercice ont beaucoup changé : de la clinique "familiale" sous-équipées, sous-assurée, on est passé à des plateaux techniques plus lourds, même dans le privé, avec des investissements considérables, des cotisations sociales et notamment retraite en hausse, et surtout une charge assurantielle en très forte progression .

Actuellement, un chirurgien privé exerce dans une structure qui ne lui appartient pas, son contrat d'exercice n'a aucune valeur, il n'est pas cessible, seule la clientèle est éventuellement négociable. Il paie ses cotisations sociales et ses charges de fonctionnement. En secteur II, le contrat passé avec l'Etat est le suivant : l'Etat rembourse par le biais de la Sécurité sociale le client sur la base du tarif fixé, ne prend pas en charge les cotisations du médecin, mais l'autorise à pratiquer des dépassements d'honoraires avec tact et mesure. Tout ou partie de ces dépassements peut être pris en charge par les assurances complémentaires du client ("mutuelles"). L'accession à ce secteur est réservé aux anciens assistants ou chefs de clinique. Pour mémoire, en secteur 1, on ne dépasse pas le tarif "SS" mais les cotisations sociales du médecin sont assumées en partie par l'Etat, et enfin, pour le secteur non conventionné, l'ensemble des débours est à la charge du client.

Concernant l'augmentation des charges : celle vertigineuse des cotisations retraite, comme partout; l'apparition des CRDS et CSG; le coût en hausse de la masse salariale; la croissance très importantes des dépenses liées à l'équipement technique, électronique, informatique, aux démarches qualités indispensables etc ...; et surtout la croissance exponentielle des charges assurantielles en matière de responsabilité professionnelle, due notamment à la constante judiciarisation du secteur : pour exemple, en 20 ans, on est passé en moyenne de 15 000 francs annuels à 18 000 euros ... Depuis ces dernières années, on estime qu'un chirurgien verra se responsabilité professionnelle mise en cause 15 à 16 fois au cours de sa carrière ... évènement rarissime il y a encore 20 ans.

Alors que le bénéfice avant imposition représentait dans les années 70 de 70 à 80% du chiffre d'affaires, il est maintenant réduit à 40 à 45%.

C'est pour compenser en partie cette disproportion que les dépassements d'honoraires sont intervenus. Pourtant, ils ne compensent pas tout. La valeur de base des actes est en effet souvent sous-évaluée. Ainsi une prothèse de hanches est cotée à 490 euros en France contre 1466 euros en Grande-Bretagne; la réparation d'une rupture d'un tendon d'Achille est cotée en France 112 euros contre 520 en Grande-Bretagne. Bien sûr il existe comme dans toutes professions des vilains petits canards qui facturent des dépassements totalement disproportionnés, loin du "tact et de la mesure" qu'ils sont pourtant tenus de respecter au regard de leur conventionnement pas l'Etat. Mais ces pratiques ne représentent qu'une petite minorité de praticiens peu scrupuleux et ne sauraient engager l'ensemble d'une profession.

Le principal objet de la grève actuelle porte sur la volonté gouvernementale, imposée auprès des syndicats de médecins et de l'Assurance Maladie, de mettre en place un "secteur 1 optionnel", permettant des dépassements d'honoraires limités, mieux pris en charge par l'assurance maladie et le système complémentaire, sensé contenir les dépassements d'honoraires excessifs. Déconventionner le secteur 2 à mauvaises pratiques m'aurait personnellement semblé plus simple et plus éthique, au regard de l'immense majorité des chirurgiens honnêtes et respectueux de leurs engagements de conventionnement ... Mais ce faisant, l'Etat, fort du fait que les compléments seraient plafonnés et assujettis au tarif de remboursement de la Sécurité Sociale, s'engage sur la voie d'une absence de réévaluation tarifaire dans un futur très élastique, quoi qu'il en dise ... L'équilibre des comptes toujours promis à l'année suivante, à l'application du plan nouveau n'arrive jamais et ne permet jamais à l'Etat d'honorer ses engagements ... D'où l'intérêt de créer ce nouveau secteur ...

En dehors de ces considérations techniques, que représente la chirurgie privée dans notre système de santé, et comment évolue la chirurgie de manière générale en matière de vocations, de formation, et de reconnaissance ? ...

Les honoraires des chirurgiens représentent 0.6% des remboursements de la Sécurité Sociale.

Au regard de ce chiffre, que fournit-il comme service ? Le chirurgien français est l'un des mieux formé au monde, sa formation est la plus dure et la plus longue de toutes les professions exercées dans notre pays; les plateaux techniques se sont considérablement alourdis.

Dans le secteur public, quand une action est engagée en terme de responsabilité après une opération, c'est l'Etat qui prend en charge la procédure (charge à lui d'exercer éventuellement in fine l'action récursoire contre son agent, action relativement rare en pratique). Dans le secteur privé, c'est au chirurgien d'assumer l'ensemble de la procédure, en terme de temps, de fait judiciaire, de réputation et de charge assurantielle.

Si l'on comprend parfaitement qu'en cas de faute il y ait nécessité à fournir une explication, reconnaître sa responsabilité éventuelle et réparer financièrement, la vague de judiciarisation actuelle est ressentie par nombre de praticiens comme un mouvement de défiance du patient à l'égard du soignant, surtout dans des secteurs à très forte charge de travail en raison des gardes et des astreintes (chirurgie viscérale, obstétrique et orthopédie-traumatologie par exemple). On pourra ainsi difficilement comparer en terme de conditions et de charges de travail la chirurgie de la cataracte et celle de la traumatologie routière d'urgence ... Il serait donc logique de ne pas comparer non plus leur système de rémunération ...

En matière de recrutement, à part en obstétrique où la situation n'est pas bonne, l'ensemble des postes ouverts en chirurgie est pourvu à chaque concours. Mais le biais est que la chirurgie, en raison des difficultés croissantes de son exercice, n'est plus "la filière d'excellence" qu'elle était il y a encore 20-25 ans. Les premiers du concours de l'Internat se tournent vers d'autres carrières moins risquées et moins fatigantes ... Sachant que les femmes sont maintenant majoritairement lauréates au concours des ECN, et sans vouloir jeter sur elles le moindre discrédit, il est malgré tout vraisemblable qu'elles ne feront pas majoritairement le choix de s'orienter vers de carrières très lourdes en terme de contraintes horaires et professionnelles.

Pour en terminer avec la grève actuelle, ce mouvement n'est pas qu'un mouvement de grogne. Les chirurgiens font également des propositions au gouvernement : une nouvelle convention uniquement adaptée aux praticiens exerçant sur plateaux techniques lourds, incluant hausse du tarif de remboursement des actes, participation juste des systèmes mutualistes au remboursement des patients, respect du tact et de la mesure dans la pratique des compléments d’honoraires.

Réponse dans quelques mois, mais les espoirs sont minces ...



Publié dans Actualité politique

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O
Chirurgien je suis. je le suis devenu car des enseignants ont réussis, malgrè les techniques en vigueur dans l'éducation nationale, à me donner le goût du travail. Puis j'ai moi même enseigné pendant quelques années. Je respecte donc la cohorte des enseignants, mais je méprise dans cette corporation ainsi que dans la mienne les déviants et les déviances de comportement, certes le fait de petits nombre, mais qui jette l'opprobre sur la masse globale.Il est vrai que notre problème est largement en rapport avec une sous syndicalisation qui amène à l'absence de représentation efficace en terme d'image et de lobbying qui fait que nous sommes finalement oubliés des revalorisations sociales. Encore que ma position me permet de compenser les carences de l'état par un réajustement (compléments d'honoraires) que je fais malheureusement subir à mes patients, mais on arrive actuellement aux limites du système.Ce n'est pas nous qui sommes chers, c'est le système assurantiel sécu+mutuelles qui n'assume pas des tarifs de responsabilité de remboursement des actes à leurs justes valeurs.Le pire est cependant en rapport avec l'image de "nantis" que nous trainont. Je gagne bien (très bien) ma vie, mais mes bénéfices ne sont certainement pas avantageux au vu des contraintes générales de mon métier. Si je gagne bien ma vie, c'est que je travaille beaucoup, si je travaille beaucoup, alors j'excelle, si j'excelle j'ai du boulot et par voie de conséquence du pognon: pas de bras, pas de chocolat. la réelle problématique est non pas ce que je gagne, mais la valeur réelle de ce que je fais.Je suis quand même surpris que l'on reproche aux chirurgiens leurs train de vie et que paradoxalement, on ne confierais pas son corps à un smicard.
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E
C'est vrai que les profs ne sont pas toujours bien logés ... mais je t'assure que, ne serait-ce que parce qu'ils ont des organisations syndicales plus bavardes, et parce qu'ils sont nombreux, les libéraux sont encore moins bien traités dans les médias ...
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P
je ne suis pas sûr que les libéraux en grèves soient plus maltraités dans les médias et l'opinion publique que les autres (tous ces fonctionnaires qui ne sont payés à ne rien faire, de quoi ils se plaignent, hein... tu vois le genre).Bien sûr que les avocats et les médecins ont des raisons de s'inquiéter!
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