Où on va ... ? et on reparle de Jean-Louis Fournier

Et ce matin, une amie me met sous les yeux une pseudo polémique à propos de "Où on va papa ?", qui a obtenu le prix Fémina l'année dernière. Ouvrage dans lequel Jean-Louis Fournier parle, en des termes très forts, de la vie de ses deux garçons handicapés.
A aucun moment cet ouvrage ne s'est appelé "autobiographie" mais simplement livre, parfois récit.
Or il semble que la maman des deux enfants de Jean-Louis Fournier se soit émue de ce qu'il ne se soit pas intitulé clairement "roman" et de ce que des lecteurs aient le pu prendre comme elle le dit "au premier degré" , et la contraindre à répondre à des questions absurdes sur leur vie, nées de la vision caricaturale qu'en aurait donné leur père ... (à lire dans cet article si cela vous intéresse, sachant que le site internet de Madame Brunet n'est plus en ligne maintenant, à la demande de l'éditeur et de l'auteur)...
Madame Brunet semble penser que le livre de son ex-mari a fait perdre une occasion de parler des handicapés, de mettre le focus sur eux, sur leurs désirs, sur leurs aspirations, sur tout ce qu'ils ne sont pas capables d'exprimer ...
Sur ce point, je tiens à la rassurer. A mes yeux, sans doute très peu d'ouvrages ont su aussi bien parler des handicapés, de leur vie, de leurs désirs, et de la réalité qui ne leur permet pas toujours cette mise en adéquation ... Avec des mots simples, des mots très forts, des images dures, c'est vrai, Jean-Louis Fournier a su, aussi bien et pour ma sensibilité propre, bien mieux que des récits "au quotidien", "médicalisés" et plus réalistes, sans doute, exprimer tout cela. Et aussi la difficulté qu'il y a pour un parent à être confronté au handicap et à son image sociale.
Je me permets de rappeler les premières lignes du récit de Jean-Louis Fournier :
"Cher Mathieu, cher Thomas,
Quand vous étiez petits, j’ai eu quelquefois la tentation, à Noël, de vous offrir un livre, un Tintin par exemple. On aurait pu en parler ensemble après. Je connais bien Tintin, je les ai lus tous plusieurs fois.
Je ne l’ai jamais fait. Ce n’était pas la peine, vous ne saviez pas lire. Vous ne saurez jamais lire. Jusqu’à la fin, vos cadeaux de Noël seront des cubes ou des petites voitures…"
"[..] je vais quand même vous offrir un livre. Un livre que j'ai écrit pour vous. Pour qu'on ne vous oublie pas, pour que vous ne soyez pas seulement une photo sur une carte d'invalidité. Pour écrire des choses que je n'ai jamais dites. Peut-être des remords. Je n'ai pas été un très bon père. Souvent je ne vous supportais pas, vous étiez difficile à aimer."
Parce qu'elles me permettent aussi de poursuivre plus largement mon propos ...
Peu m'importe, réellement, de savoir que les deux garçons étaient jumeaux, et que Marie serait l'aînée ... Peu m'importe parce que ce n'est pas cela qui prime dans ce livre.
Parce que ce qui m'a animée, ce qui m'a touchée, dans sa lecture, ce qui m'intéresse dans la vie, ce qui m'attire dans la littérature, dans les rapports humains en général, c'est de comprendre à quel point on est forgé par ce que l'on vit, à quel point on peut dévier de sa base, ou voir même sa base faussée dès les premières années, comme l'a été celle de Jean-Louis Fournier, comme l'a été la mienne, pour la même raison, l'alcoolisme d'un parent, et de voir, ensuite, comment on se construit, de biais, bancal, et comment, éventuellement (ou pas si on a de la chance et qu'on fait les bonnes rencontres), ce biais tend à rendre la vie in fine complètement en dehors de son axe, penchant dangereusement, obligeant le vivant à toujours compenser ce déséquilibre qui va s'accroissant à mesure que l'édifice s'élève.
Et puis, aussi, j'ai envie de rappeler mes propos au sujet de la polémique sur le livre "Survivre avec les loups", de Misha Defonseca, aka Monique de Wael (j'en parlais ici). Cette femme avait avoué avoir menti, après avoir publié une "autobiographie" qui a maintenant le terme de "roman" racontant comment elle avait été en quelque sorte élevée par des loups, pendant la guerre ... une histoire finalement assez invraisemblable ...
La qualité littéraire d'un ouvrage ne saurait s'apprécier à la véracité de ce qu'il contient. De la même façon que la détresse d'un parent ne saurait s'apprécier à l'aune de la vision éloignée ou non de la réalité qu'il souhaiterait en donner dans un récit.
L'art ne peut pas s'apprécier sur le critère de la véracité orthonormée, sinon "Où on va ?"