Petit retour sur la lettre de Guy Môquet

Publié le par Emmanuelle Colombani

Après l'annonce faite par Nicolas Sarkozy de la prochaine lecture aux lycéens de la dernière lettre de Guy Môquet à chaque rentrée scolaire, des opinions diverses et parfois contraires se sont fait entendre, entraînées notamment par la première d'entre elles, celle d'un enseignant de collège en ZEP, Michel Segal, intitulée : "Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet".

Il y développe des conceptions de l'enseignants qui le rapprochent des penchants les plus "réactionnaires" d'Alain Finkielkraut ...

Je la reproduis ci-après pour ceux qui ne l'auraient pas parcourue, ou qui l'auraient oubliée :

"Je suis enseignant de collège et je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves.

Je ne leur lirai pas parce qu'ils seraient bien incapables d'en comprendre le sens profond, et même d'en comprendre les mots qui la composent ; parce que notre école demande aux enfants de réinventer eux-mêmes les règles d'écriture ou de syntaxe. Je ne la lirai pas parce que depuis une trentaine d'années, l'école leur apprend le mépris du patrimoine et la méfiance du passé. Je ne la lirai pas parce que cette lettre me fait honte, honte de la maturité d'un adolescent il y a plus de soixante ans face à l'infantilisation construite par notre école de ceux du même âge aujourd'hui. Je ne la lirai pas parce que nos enfants ignorent les événements auxquels elle se réfère ; parce que notre école préfère par exemple demander à des enfants d'analyser des « documents » plutôt que de leur enseigner des dates et des événements. Je ne la lirai pas parce qu'il y a longtemps que l'école refuse de transmettre aucun modèle ; parce que notre école n'envisage plus les textes d'auteurs comme des exemples mais comme des thèmes d'entraînement à la critique. Je ne la lirai pas tout simplement parce que notre école a délibérément détruit l'autorité qui pourrait permettre une lecture et une écoute attentives.

Je ne la lirai pas parce que, même âgés de 16 ans, mes élèves ne sont que de petits enfants bien incapables d'appréhender son contenu et resteront sans doute ainsi toute leur vie : ainsi en a décidé notre école. Peut-être ne me croyez-vous pas car l'école que connaissent vos enfants ne ressemble en rien à celle que j'évoque ? En effet, j'ai peut-être oublié de vous préciser l'essentiel : je travaille dans une ZEP, c'est-à-dire là où peuvent être appliquées à la lettre et sans risque de plainte toutes les directives ministérielles, là où se préfigurent l'horreur et la misère du monde construit par notre école.

Non, Monsieur le Président, je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet tant que n'auront pas été engagées les réformes structurelles du ministère de l'Éducation nationale qui mettront fin à la démence toute puissante des instances coupables des mesures les plus destructrices de tout espoir de justice sociale, tant que n'auront pas été engagées les réformes pour que l'école cesse de conforter les enfants dans leur nature d'enfants, pour que l'école accepte enfin de remplir sa seule mission : instruire."

J'ai personnellement été choquée par ce texte : même si je suis consciente que l'école (au sens large) peut être parfois défaillante dans l'accomplissement de ses missions, je trouvais tout de même que ce professeur allait trop loin dans la description qu'il en faisait. Je me remémorais mes propres années collège, il y a 26 ans ..., je regardais mes propres enfants -qui, il est vrai, ne sont pas scolarisés en ZEP-, et j'essayais de faire "la part des choses" : en fin de 3ème, tous les élèves de ma classe de province sans histoire, mais pas tous bons élèves, auraient-ils été capables de comprendre cette lettre ... ? et parmi les jeunes d'aujourd'hui, qu'en était-il ... ?

Il est vrai que le constat n'est pas mirobolant ... je trouve que l'enseignement de l'histoire notamment laisse à désirer ... j'ai l'impression qu'on n'apprend plus de dates, en tous cas plus assez pour servir de référence dans une vision globale de l'histoire ... on approfondit bien peu ... les élèves restent en surface, on ne garde que l'écume, on ne met que rarement l'histoire en perspective, ni avec son passé, ni avec le futur, ni avec d'autres savoirs ... Quant à l'enseignement de la langue elle-même, je suis encore plus réservée, c'est vrai ... et pourtant mon enfant scolarisé en classe de 5è dans un très bon COLLEGE PUBLIC est plutôt favorisé ... On apprend comme des théorèmes des litanies de règles de grammaire absolument sidérantes (cf pour ceux qui ont des enfants du même âge, ces incroyables compléments de tout et à peu près n'importe quoi -plus d'une vingtaine différents- dont seuls les agrégés de lettres modernes doivent pouvoir maîtriser les subtilités) .... et en fin de 5è, mon enfant totalise un nombre de dictées effectuées depuis l'entrée en 6è proche du vide sidéral : 3 ...! dans mon siècle dernier, c'était une par semaine, ou tous les 10 jours ... Les fautes ne sont que très rarement corrigées par les professeurs, même, et c'est un comble, en français ... Mon enfant a fait sa première rédaction de l'année la semaine dernière ... autant dire que la production d'écrit "spontanée" qu'on leur demande est inexistante ou presque ... Les seules occasions d'écrire sont des fiches de lecture, dans lesquelles ils doivent répondre de façon dirigée à des questions assez précises ... seule la dernière question est ouverte : ils doivent donner leur avis sur le livre en détaillant et en motivant.

Pourtant, j'ai souhaité interroger des professeurs qui m'entourent, et recueillir des avis extérieurs sur le sujet, pour approfondir cette réflexion.

Je vous en livre certains, à vous ensuite de vous faire votre propre opinion ou de réagir.

Une enseignante de Français dans un collège classé "Ambition Réussite" (donc dans une zone difficile) me répond :

"Cette lettre, magnifique certes, lue en début d'année serait, à mon avis, perdue, noyée au milieu de tout ce qu'on doit leur lire. Et quel enfant comprendrait ? Il faudrait alors "perdre" une journée, quelques heures, pour l'expliquer, au plan du vocabulaire, du contexte historique, pour enfin la remettre en perspective et lui donner sens sur ce qu'ils vivent....

Lire cette lettre, ou celles d'autres jeunes et moins jeunes résistants, oui, bien sûr... Plus tard dans l'année, en coïncidence avec un point du programme (de lettres ou d'histoire).... Mais ça nous le faisons déjà (pas forcément avec celle de Moquet).
Enfin, concernant la rentrée, je pense qu'il y a plus urgent à décider que la lecture d'une lettre."
Un enseignant provincial d'histoire, retraité depuis quelques années, me donne également son avis :
"Concernant la lecture de la lettre de Guy Môquet, il faut selon moi distinguer l'opération médiatique qui consiste à s'approprier ce que l'humanité a pu produire de plus noble, de plus émouvant, de plus pur. (...)
Que la lettre de ce jeune héros soit lue, tant mieux. Mais le prof d'histoire que j'ai été a parlé aussi de Danielle Casanova, de Bertie Albrecht, autres héroines communistes, et Henri Krazucki qui organisa un réseau de Résistance et d'évasion au nez et à la barbe des Kapos ! et Gilbert Drut, militant catho, et Jean Moulin, et Jacques Decourdemanche, sans compter les héros gaullistes ( il y en a un sacré paquet !). Curieuse obsession que cette manie du contrepied chez le nouveauprésident de la République. (...) Tout cela pour dire que la vie des hommes et des nations, les gouffres dans lesquels ils tombent ou les sommets qu'ils atteignent ne sauraient se réduire à des coups médiatiques relayés par une presse que je qualifierai charitablement de "bienveillante".
 
D'autres opinions, recueillies au hasard des conversations ou des lectures :
 
"Si cette lettre doit être lue chaque année scolaire que ce passera-t'il ? La première fois l'émotion sans doute mais les années suivantes ? J'imagine déjà les réactions ( j'ai été prof ) Encore ça ! Institutionaliser une telle lecture , c'est le bon moyen de la rendre banale et innefficace . Il est évident qu'il faut enseigner l'histoire de la Résistance et ce faisant , ne pas obligatoirement s'interdire l'émotion mais il faut , je pense , varier les documents et les replacer dans leur contexte ."

 

"La lecture de cette lettre n'a de sens que si elle n'est pas faite par des enseignants; l'appel à l'émotion n'a rien de pédagogique, c'est une démagogie paresseuse pour pédagogue fatigué (ce qui ne m'empêche pas d'en user, mais je n'en suis alors pas fier). Cette lecture n'est en rien une leçon d'histoire mais un rite républicain parfaitement légitime pour toutes les raisons avancées par Mr Joffrin. Il suffit donc de prévoir la lecture soit par un lycéen (ce qu'a fait Nicolas Sarkozy le 16 mai) soit par le proviseur, responsable de l'Etat républicain dans le lycée, et devant tous les élèves réunis (via viso-conférence, enregistrement ou présence effective lorsque c'est matériellement possible). (L'idéal serait de prévoir une lecture à la même heure sur tout le territoire). Libre ensuite à des enseignants d'expliciter le texte surtout en cas de demande des délégués de classe. Mais un rite n'est pas un enseignement. En distinguant ces deux postures, on peut apaiser les craintes légitimes de certains enseignants tout en respectant la démarche du Président de la République."

Pierre Schilli, professeur d'histoire-géographie à Montpellier :

"Professeur d'histoire-géographie a priori concerné par cette initiative, je voudrais expliquer pourquoi, sans vouloir remettre en cause l'autorité du nouveau président de la République, je ne lirai pas cette lettre dans un tel cadre.
La première raison tient à l'instrumentalisation politique de l'histoire par Nicolas Sarkozy. (...) La seconde raison, tout aussi importante me semble-t-il, est liée à des considérations pédagogiques. Vouloir faire lire en début d'année cette lettre risque de limiter cet exercice à une séquence émotionnelle à laquelle la lettre se prête particulièrement bien. Je ne sais pas s'il s'agit là de la motivation profonde de cette initiative ; est-il permis de rappeler au nouveau président que l'enseignement de l'histoire ne s'accommode pas de ce seul registre mais a toujours besoin de sens, c'est-à-dire en l'occurrence d'une remise en perspective dans un contexte élargi. Or il existe déjà pour ce faire un cadre qui concerne quasiment tous les lycéens des filières générales, technologiques ou professionnelles, celui des programmes officiels d'histoire et de l'étude de la Seconde Guerre mondiale.
Laissons donc aux enseignants d'histoire-géographie leur autonomie pédagogique dans leur façon d'aborder l'enseignement de la Résistance : nombreux sont ceux qui s'appuient déjà sur ces dernières lettres de fusillés dont un recueil récent offre un large choix et permet une utilisation approfondie seule à même de dépasser le registre émotionnel, avec des lettres complémentaires à celle de Guy Môquet dans lesquelles certains de ces «héros» reviennent sur les raisons de leur «entrée en résistance» (Guy Krivopissko, La vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944), Paris, Tallandier, 2003).(...)"

Par Marie Langevin, agrégée d'histoire :

"Il faut méconnaître l'enseignement pour défendre la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet, le même jour, à la même heure dans toutes les écoles. Et pourtant cette lettre me bouleverse chaque fois que je l'écoute, même si je n'écrase pas une larme feinte pour la caméra. Eduquer ce n'est pas faire lire un texte à la rentrée, le jour où les élèves sont tout à leurs retrouvailles amicales. On imagine le sort réservé à cette lecture, les « encore Guy Môquet, comme tous les ans !!! », et les jeunes échangeront des souvenirs de plage en rigolant : ce sera la deuxième mort de Guy Môquet.

Si on veut garder à cette lettre son exemplarité, c'est en classe qu'il faut la lire, en cours d'année, dans son contexte qui sera expliqué par les enseignants. Si le président de la République veut, et il a raison, donner aux jeunes Français des exemples de courage et de valeurs morales, que ne met-il lui-même sa vie en accord avec lesdites valeurs ? Mesure-t-il l'effet désastreux de ses premiers jours de présidence sur les jeunes ? Le choix d'un hôtel de luxe, d'un yacht prêté par un ami richissime, l'étalage de vêtements de marques coûteuses (alors que, dans nos établissements scolaires, on lutte au quotidien pour expliquer que la marque ne fait pas l'homme)... La propre femme du président qui ne se déplace pas pour voter alors qu'on leur explique en classe que voter est un devoir civique et une chance que tant de pays n'ont pas. Alors plutôt qu'une lecture un jour par an, il serait formateur que les adultes qui assument de hautes responsabilités donnent, au quotidien, l'exemple de la dignité et de la morale."

Un futur enseignant d'histoire :

"Je vais répondre en élève de lycée, puisque je n'en suis pas si éloigné (bac +3). Je dirais que ce sont des textes comme celui-ci qui provoquent des prises de conscience nécessaires (d'autant plus indispensables à une époque où la jeunesse ne connaît pas - et tant mieux - la guerre et ses horreurs).
En ce qui me concerne, par exemple, c'est le visionage de Shoah en classe qui a été en quelque sorte un électrochoc : mise à distance et prise de conscience de choses essentielles, parmi lesquelles le fait d'être non pas indépendamment ou absolument, mais tributaire de l'histoire, et de faire partie d'une jeunesse et d'une époque "privilégiées".
C'est aussi ce qui m'a donné envie de faire de l'histoire...
Je ne veux pas dire qu'il y a une dette envers un passé à honorer. Simplement, ce genre d'initiative permet de mettre des "jeunes consciences" en face de réalités capitales, et qui peuvent paraître lointaines, sans écho, comme l'est toujours un peu la douleur d'autrui.
Ceci dit, ce type d'initiative est souvent pris par les profs eux-mêmes, dont après tout c'est le métier, et la décision présidentielle est essentiellement symbolique (je doute qu'elle vise sincèrement à autre chose). Il faut dire que notre nouveau président a une tendance très prononcée à manier l'histoire à tort et à travers, et à en faire un instrument politique plus qu'autre chose, contribuant peut-être à brouiller la visibilité que les Français peuvent en avoir.
Mais peut-être que je m'éloigne déjà trop des principes de la charte... "

Pour en terminer, et parce que cette lettre-ci a été évoquée, comme étant plus poignante et surtout plus évocatrice des faits historiques, voici la lettre de Michel Manouchian (celui de l'affiche rouge) :

Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,

Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.

Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la libération.

Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.

Manouchian Michel.

P.S. J’ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène. M. M.

Publié dans Actualité politique

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A
Peux-tu te renseigner pour savoir si la Veuve de Michel Manouchian a bien obtenu une pension de veuve de guerre ?
Répondre
E
A première vue, difficile d'obtenir un renseignement ... toutefois, il me semble à peu certain que le terme "pension de veuve de guerre" ne pourrait pas correspondre au cas de sa veuve, dans la mesure où il me semble avoir compris que pour toucher ce type de pension, il fallait que le mari soit déjà lui-même pensionné au titre d'un handicap ... ce qui ne me paraît pas être le cas, sauf avis contraire bien entendu ... A suivre