Un cri sur le web ...

Publié le

Je vous parle à nouveau du blog de Thierry L.
Plus longtemps, plus sérieusement, et après davantage de réflexion.
Je vous engage vraiment à lire ce qui suit, et à lui rendre visite.

Tous les blogueurs l'ont déjà vécue, cette flânerie, de liens en liens, qui les conduit sur un chemin de découvertes, parfois drôles, parfois intéressantes, parfois stupides, souvent le reflet d'un miroir idéal qui n'est pas toujours celui de la vérité de son auteur ...

Des découvertes rarement essentielles, au sens premier du terme : "qui appartient à l'essence d'une chose ou d'un être. Nécessaire. Indispensable."

Et puis un jour, une rencontre avec l'essentiel se produit. Elle est en général brutale, voire douloureuse. Elle ramène le flâneur égaré sur la toile à la réalité, au fait qu'elle est tissée des nombreux fils noués par des vivants, de "vrais gens de la vraie vie" comme on dit pour s'extirper du virtuel ...

Cette rencontre, je l'ai faite il y a bientôt une semaine.
Avec
le blog de Thierry L..

Quelques jours déjà que j'hésite à en parler, et que je ne sais comment le faire.

Première chose à évacuer : pourquoi avoir lu ce blog jusqu'au bout ? Voyeurisme ? Besoin d'éprouver de la compassion à bon compte, tout en savourant sa propre bonne santé ? Céder à la facilité de l'apitoiement, tout en restant protégé par l'anonymat et le recul imposé par le vecteur d'approche, le web ?

A la réflexion, je ne sais pourquoi j'ai cliqué au départ sur le lien qui me menait à lui. Sans doute mue dans l'instant par un petit cocktail de toutes les raisons que je viens de citer, quoi qu'il m'en coûte de l'admettre ...

Par contre, je sais qu'arrivée sur cette page, j'ai été instantanément hâpée par le désespoir, le sentiment d'injustice et peut-être le doute qui émanaient des lignes que je parcourais, et qui me traversaient comme autant de rappels à une réalité que trop souvent on occulte.

Nous vivons dans une société d'éternelle jeunesse, de beauté, de
mort sans cesse repoussée par le progrès technologique et médical.

Pourtant l'éternité n'existe plus pour tous ceux qui côtoient le drame, la
maladie et la mort au quotidien. Et cela nous ne voulons pas le voir. Notre credo : "Se souvenir des belles choses ..."

Oui. Mais à quel prix ?

Notre société, alors qu'elle ne cesse de nous offrir à la télé, au cinéma, le spectacle de misères et de désolations en tous genres, ne nous permet plus d'appréhender réellement (et non virtuellement) la maladie et la mort, de nous familiariser avec cette idée, de nous y accoutumer.

Avec l'excellent, et réel, prétexte d'apporter aux souffrants le confort des soins de professionnels, on institutionnalise la maladie (soins palliatifs, dépendance, fin de vie). Alors oui, les soins sont parfois meilleurs (mais être seul à l'hôpital est-il le voeu de chaque patient qui s'y estime pourtant contraint ...), la vie y est parfois prolongée (dans quelles conditions ...), et les familles des malades peuvent continuer à assumer leurs responsabilités de parents, de salariés, de travailleurs, sans en subir le poids souvent insurmontable. C'est vrai.

Par contre, cette mise à l'écart du quotidien de la maladie ou de la vieillesse ne permet pas aux futurs malades et morts que nous sommes de porter un fardeau certes lourd, mais qui oblige à supporter les épreuves, et à s'en trouver grandi, grandi dans son humanité. Nous vivons dans une sorte d'infantilisation revendiquée et acceptée, nous nous cachons souvent derrière notre quotidien, notre travail, notre vie de famille, pour ne pas voir l'issue inéluctable. Quitte à la trouver parfaitement intolérable le jour où elle nous rattrape.

Et cela touche aussi ceux qui, à leur tour, deviennent malades. Faute d'avoir réfléchi, d'avoir vécu, auprès de leurs parents, de leurs grands-parents, de leurs vieux voisins, la dégradation, la souffrance, le sentiment de finitude, le malade se trouve instantanément asphyxié par la brutalité de l'horreur qui le frappe.

C'est exactement cette sensation d'asphyxie que j'ai ressentie en parcourant les lignes de Thierry L.

Homme d'affaires bien connu des milieux financiers français et internationaux, mais surtout touché à 44 ans par une maladie neurodégénérative à évolution chez lui froudroyante, et à pronostic chez tous fatal.

Toute personne qui s'asphyxie ouvre la bouche toute grande : pour attraper un peu d'air, pour redonner un peu d'oxygène à ses circuits, pour crier à l'aide.

Thierry L. pousse un cri. Un cri face à sa maladie. Un cri d'effort aussi, comme ce cri de certains joueurs de tennis au moment du service, ce cri qui permet d'expulser toute son énergie pour donner le meilleur, le concentré de soi qui pourra faire aller plus loin, de cris en cris, jusqu'à la fin du match ...

Et ce cri, Thierry L. ne le pousse pas dans le vide, dans la nuit. Il ne le pousse pas vers ses amis, même s'ils l'entendent. Il ne le pousse pas vers sa famille, même si elle le reçoit.

Il le pousse vers le Net, vers cet infini fait de toutes les individualités qui le composent. C'est même une des singularités spectaculaires de son cri. Il n'aurait pas été le même s'il avait pris la forme d'une lettre-ouverte dans un quotidien, pas le même non plus si Thierry L. en avait fait un livre. Non. Avec ce blog, il s'adresse potentiellement à l'humanité tout entière, et peut potentiellement aussi recevoir le soutien et le témoignage de toute cette humanité.

Notre vie est meublée de cris : le cri premier de l'enfant qui vient de naître et qui éprouve pour la toute première fois la douleur de ce souffle qui le parcourt pour lui donner une vie individuelle ... Les cris de révolte, de passion, de plaisir, qui nous meuvent au fil de notre existence.

Pour Thierry L., crier, alors qu'il s'essouffle, alors que son avenir disparaît, que son horizon se rétrécit à son bureau, à sa maison et à son hôpital, crier, c'est encore être vivant, c'est manifester son existence, c'est faire un signe aux vivants mieux portants que lui que nous sommes - ou pas - et c'est appeler à l'aide.

Cette aide, il la demande au lecteur, sous la forme d'un commentaire, d'un encouragement, d'une marque de partage de son parcours de vie. Thierry L. est chrétien, et profondément croyant. Il donne l'impression d'éprouver une dualité de ressentis : entre le sentiment d'injustice qui ne lui fera pas connaître le futur de ses enfants, qui les verra grandir sans lui, et celui de s'abandonner à un sort qui le dépasse, dans un ensemble cohérent qu'il ne peut appréhender mais en lequel il a foi.

Il nous dit : "Vous êtes mes compagnons de route, vous êtes la main tendue du bon samaritain, merci pour votre écoute, merci pour vos témoignages.[...] J'ai vécu des moments de bonté d'une rare intensité, d'une rare densité. Rien que pour cela, je suis heureux d'être sorti de ma bulle depuis quelques semaines, de ce face à face avec la mort. Oui, je crève d'un mal, mais la mort elle attendra, parce qu'il y a encore tellement de bonté à prendre". "La maladie développe un véritable et nouvel instinct. Celui de la jouissance de chaque moment passé à bavarder, à prendre une main, à rire, à se battre ... le rapport humain prend une dimension nouvelle, énorme. Plus rien n'est banal. Tout est intense, fort et puissant. Comme si le corps humain se transformait. On s'abreuve, on se nourrit de cette humanité, les enfants, les amis, la prière".

Il y a quelques jours, il ajoutait :

"Besoin de vous dire que c'est grâce à vous que je tiens.
Besoin de vous dire que vous êtes mes jambes et mes bras.
Besoin de vous dire que vous êtes mon énergie.
Besoin de vous dire que je n'ai pas le droit de vous laisser tomber et que c'est pour cela que je vais aller au bout du bout.
Besoin de vous dire que je vous remercie pour vos élans d'amour spontanés, vos valeurs, votre humanité. [...]"


Alors je ne cherche pas à démêler parmi les motivations de Thierry L. : faire face à ses doutes, se servir du net comme d'un exutoire pour épargner à sa famille et à ses proches une angoisse trop lourde pour n'être pas partagée, peut-être même nécessité à être reconnu en tant que malade, en tant que souffrant, de façon à pouvoir se laisser aller un peu, et recevoir en retour suffisamment d'énergie, et parfois de "coups de pied au cul" virtuels pour repartir. Des "coups de pied au cul" comme celui de Bruno, qui dans un commentaire prend brusquement Thierry L. à partie ; face à son cri de peur du jour, Bruno le met en face de la stricte réalité : oui, il a raison d'avoir peur, oui, il va falloir apprivoiser cette peur, en épargnant au maximum son entourage, oui, il est atteint d'une maladie dans laquelle il n'y a jamais eu de guérison, ni même de rémission, oui, il ira de plus en plus mal, plus ou moins rapidement ... et pour autant, la vie n'est pas finie, tant qu'il y a un souffle, la vie est toujours là, il suffit de la penser différemment. Face à la maladie il faut être militant, résistant, combattant, ne rien lui lâcher. ... et à un autre commentateur qui lui reprochait sa dureté, Bruno répond qu'il est atteint depuis 12 ans de la même maladie, muré dans un immobilisme et une incapacité infinis, et que, pourtant, la vie est toujours là, et qu'elle lui permet encore de s'exprimer ici.

Vous aurez remarqué qu'à aucun moment je n'ai cité la maladie de Thierry L. Ce n'est pas un oubli. C'est une volonté.

Volonté de ne pas attirer le lecteur pour ce que j'appellerai "de mauvaises raisons", tout au moins des raisons dont il se sentirait peut-être honteux après avoir parcouru les lignes foudroyantes de Thierry L.

Volonté de ne pas me laisser aller à discourir sur un domaine médical qui m'est entièrement étranger et dont je n'ai nulle capacité pour parler. Diagnostic, traitements, protocoles de soins, tout cela m'est éloigné et me le demeure. Je ne suis pas là pour ça. D'autres le feront peut-être, sans doute, la télévision, les journaux ... Qu'ils viennent. Je n'ai aucune légitimité pour le faire.

Thierry L. n'est pas seulement là pour cela, lui non plus, qui, d'ailleurs n'y consacre pas l'essentiel de ses propos. Même s'il se plaint que l'on ne communique pas assez autour de la maladie, que l'information ne soit pas aisée à trouver, que les professionnels eux-mêmes ne se sentent pas toujours suffisamment concernés. Parfois une révolte à l'annonce trop tardive de la maladie. Une autre face à un traitement qu'on ne lui donne pas, dont on ne lui a pas parlé, et qui lui donne la sensation "d'être classé dans l'échantillon statistique "placebo", histoire de comparer", comme il le crie aussi. Sentiment d'abandon quand on n'a parlé nulle part de la journée nationale consacrée à cette maladie, parce que ce jour là, il y avait la musique à fêter.

Bien sûr cette maladie est importante dans le cri de Thierry L., puisqu'elle va finir par le priver de sa vie après l'avoir progressivement privé de toute autonomie.

Mais elle n'est pas "essentielle", au sens où je l'entendais au tout début de mon propos. Elle n'est pas représentative de l'essence même du cri de Thierry L. qui aurait tout autant pu être atteint de locked-in syndrome, de tétraplégie, ou de cancer du pancréas.

Alors je vous engage à faire le pas, à pousser la porte de Thierry L., comme nous le faisons trop peu spontanément pour pousser celle de nos maisons de retraite, instituts de long séjour et autres hôpitaux dans lesquels la vie de nos proches, parfois, finit de s'effilocher aux mains des soignants qui nous déchargent de ce poids.

Je vous engage à saisir la main tendue de Thierry L., qui ne réclame qu'un peu d'attention, et le simple témoignage d'un soutien, si ténu soit-il, représenté même par une ligne postée un jour sans y revenir. La simple marque du respect de la personne humaine, quelle que soit sa condition.

Pour que son cri ne résonne pas seul dans le vide du Net.
Pour que son cri passe du virtuel au réel, en nous permettant de reprendre pied dans une vie dans laquelle on vieillit, on devient malade, et on finit pas mourir.
Parce qu'il y a "de vrais gens de la vraie vie" derrière toutes les lignes qui s'écrivent.

Le blog de Thierry L.

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